Imaginez un monde où chaque euro dépensé laisse une trace indélébile. Où votre portefeuille devient transparent. Où la Banque centrale européenne (BCE) pourrait, en théorie, connaître votre café du matin, votre abonnement Netflix et vos achats de dernière minute.
Science-fiction ? Non. C'est le projet d'euro numérique, et il avance plus vite que vous ne le pensez.

Depuis plusieurs années, la BCE prépare activement l’introduction d’un euro numérique et celui-ci, bien que ne disposant pas encore de date précise d’entrée en vigueur, pourrait être déployé en 2028. Officiellement présenté comme un simple équivalent numérique des billets et pièces, cet instrument suscite pourtant des inquiétudes croissantes parmi les juristes, économistes et citoyens. Derrière la modernité technologique affichée, se cache une transformation profonde – et potentiellement problématique – de notre rapport à la monnaie, à la vie privée et à l’État.
Un euro numérique : de quoi parle-t-on exactement ?
L’euro numérique serait une monnaie émise directement par la BCE, accessible au grand public sous forme électronique. À la différence de la monnaie scripturale actuelle (dépôts bancaires), il s’agirait d’une créance directe sur la banque centrale – à l’instar des espèces.

Techniquement, il pourrait être utilisé via une application mobile ou une carte, permettant des paiements instantanés, même hors connexion. Officiellement, il vise à :
- compléter, et non remplacer, l’argent liquide ;
- garantir l’autonomie monétaire européenne face aux cryptomonnaies et aux fintechs ;
- offrir un moyen de paiement public, transparent et accessible à tous.
Mais derrière ces objectifs à première vue louables, les implications juridiques et sociétales sont loin d’être neutres.
L’anonymat, première victime collatérale
Le cash est roi de l'anonymat. Un billet de 20 euros ne raconte pas son histoire, ne révèle pas qui l'a possédé avant vous, ni ce que vous en ferez. Cette caractéristique fondamentale de l'argent liquide, garante de nos libertés depuis des siècles, est précisément ce que l'euro numérique ne pourra jamais vraiment offrir.
En effet, l’introduction d’un euro numérique placerait la BCE – et potentiellement les États membres – au centre de chaque transaction. Contrairement à l’argent liquide, l’euro numérique pourrait permettre une traçabilité quasi absolue des paiements, ce qui donnerait lieu à un outil de surveillance financière de masse.
Face à ces critiques, la BCE promet un "haut niveau de confidentialité", mais avoue dans le même souffle que les obligations européennes en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme imposent une traçabilité. En d’autres termes : l'anonymat est mort-né. Même avec les meilleures intentions et les technologies les plus sophistiquées, un euro numérique pleinement anonyme entrerait en conflit direct avec le cadre réglementaire européen.
L'exemple chinois devrait à cet égard nous faire réfléchir. Le yuan numérique permet déjà de suivre chaque transaction. Certaines municipalités ont expérimenté des "dates de péremption" sur la monnaie numérique pour stimuler la consommation. Des allocations sociales versées en yuan numérique sont programmées pour ne pouvoir être dépensées que dans certains commerces ou pour certains types de produits. L'Europe nous assure qu'elle ne suivra pas cette voie, mais techniquement, rien ne l'empêcherait.
Le paradoxe du RGPD face à la traçabilité totale
Le Règlement Général sur la Protection des Données, fierté de l'Europe en matière de protection de la vie privée, rencontre ici son plus grand défi.
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Comment concilier le principe de minimisation des données inscrit à l'article 5 du RGPD avec un système qui, par nature, pourrait tout enregistrer ? Comment garantir le droit à l'effacement quand chaque transaction doit être conservée pour des raisons de conformité ?
Sans garanties solides, l'euro numérique pourrait créer la plus grande base de données comportementale jamais constituée en Europe. Chaque achat, chaque transfert, chaque pattern de consommation pourrait être analysé, créant un profil financier d'une précision inédite pour chaque citoyen européen.
L’inquiétude au regard des possibilités techniques et des banques traditionnelles
La programmabilité de l'euro numérique soulève des questions encore plus troublantes.
Techniquement, un euro numérique pourrait expirer après une certaine date, être restreint à certains types d'achats, être géolocalisé dans son utilisation, ou être automatiquement prélevé en cas de dette fiscale.

Par exemple, imaginez des "bons d'achat numériques" distribués en temps de crise, utilisables uniquement pour l'alimentation locale, ou des allocations familiales numériques impossibles à dépenser dans des commerces d'alcool ou de tabac. Mesure de santé publique ou contrôle social déguisé ? La frontière est mince.
Sur le plan économique, l'euro numérique fait peser une menace existentielle sur le système bancaire traditionnel. En cas de crise de confiance, le transfert massif et instantané des dépôts vers la BCE deviendrait techniquement trivial. Plus besoin de faire la queue devant les guichets : quelques clics suffiraient pour déclencher un "bank run" d'une rapidité et d'une ampleur sans précédent.
La BCE propose de plafonner les montants détenus en euro numérique – on évoque 3.000 à 4.000 EUR par personne. Mais cette limitation soulève une question constitutionnelle fondamentale : peut-on limiter le droit de propriété sur sa propre monnaie ? Et si ce plafond peut être fixé à 3.000 euros, qu'est-ce qui empêcherait de le réduire à 1.000, 500, ou de le moduler selon des critères sociaux, économiques ou comportementaux ?

Les banques traditionnelles, déjà fragilisées par la concurrence des fintechs et des cryptomonnaies, pourraient voir leur rôle d'intermédiaire financier drastiquement réduit. Si les citoyens peuvent détenir directement leurs avoirs auprès de la BCE, pourquoi passer par une banque ? Le crédit, moteur de l'économie, pourrait en souffrir dramatiquement.
Une technologie « blockchain » ?
Contrairement à certaines idées reçues, l’euro numérique n’est pas une cryptomonnaie. Il ne repose ni sur un réseau public décentralisé, ni sur une blockchain ouverte à tous. La BCE n’exclut toutefois pas d’utiliser des technologies de registre distribué (DLT), mais privilégie une architecture centralisée ou, à la rigueur, une blockchain privée et permissionnée.

Dans cette hypothèse, seules certaines entités agréées (comme les banques ou prestataires de services de paiement) pourraient valider les transactions. L’objectif n’est pas de garantir l’anonymat ou l’absence d’intermédiaires (comme pour une cryptomonnaie « classique »), mais d’assurer la traçabilité, la régulation et la stabilité.
Autrement dit, même si une « blockchain » était utilisée, elle ne garantirait ni la décentralisation, ni la résistance à la censure, ni la protection des libertés qui caractérisent les cryptoactifs. Il s’agirait d’un habillage technologique partiel, sans les garanties philosophiques.
Le contraste avec les États-Unis est éclairant. Outre-Atlantique, la Réserve fédérale américaine n’avance pas réellement sur l’émission d’un dollar numérique officiel, mais elle privilégie – et encadre progressivement – l’émergence de cryptomonnaies adossés au dollar (« stablecoin »), comme USDC ou USDT, émis par des acteurs privés.
Ces stablecoins circulent déjà massivement sur des blockchains publiques et servent à la fois de moyen de paiement, d’outil de financement et d’instrument de couverture dans l’écosystème Web3. Ils ne sont pas sans risques (notamment sur la garantie des réserves), mais ils bénéficient d’une adoption organique, d’une interopérabilité mondiale et d’un niveau de transparence inégalé.
L’Union européenne, en optant pour une monnaie publique contrôlée par la BCE, choisit une voie plus institutionnelle, mais plus intrusive, là où les États-Unis privilégient un modèle public/privé hybride davantage libérale car déjà muni d’une décentralisation fonctionnelle en place.
Conclusion : l’heure des choix
L'euro numérique n'est pas qu'une question technique ou économique. C'est le débat de société qui définira les contours de notre liberté au XXIe siècle. Entre efficacité et surveillance, entre modernité et libertés, entre centralisation et autonomie, les choix que nous faisons aujourd'hui – ou que nous laissons faire – détermineront le visage de l'Europe monétaire de demain.
La monnaie n'est pas neutre. Elle est politique, juridique, sociale. Elle touche à l'essence même de notre vie en société. C'est pourquoi ce débat ne peut rester confiné aux cercles d'experts. Il doit être porté sur la place publique, discuté dans les parlements, compris par les citoyens.
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Il est encore temps d'agir, de questionner, d'exiger des garanties. Mais cette fenêtre d'opportunité se referme rapidement. D'ici 2028, année évoquée pour le lancement de l'euro numérique, les dés seront jetés. Les caractéristiques techniques seront figées. Les choix politiques seront actés. Et nous devrons vivre avec les conséquences, bonnes ou mauvaises, de ce que nous aurons – ou n'aurons pas – défendu aujourd'hui.
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